UN - Urban Nature
Benoit Burquel, Nadia Casabella, Lisa Raport, Uri Wegman
« (…) Comment une culture aussi instruite que la nôtre peut-elle être si inconsciente, si téméraire, dans ses relations avec la terre animée ? » (Isabelle Stengers, 2012)
Cette question nous interpelle particulièrement dans ce moment de crise climatique, pandémique, économique, mais avant tout, onto-épistémologique qui nous secoue. Ne serions-nous pas en train de renforcer une configuration incorrecte, intenable entre les humains et tous les autres habitant.e.s de la planète ?
Le mérite de la notion d’Anthropocène (nouvelle époque géologique, définie par une perturbation humaine sans précédent des écosystèmes de la terre) est de rendre aujourd’hui visible que nous sommes inextricablement liés aux autres habitant.e.s, humains et non-humains. Pourtant, le « grand partage » entre humains et la terre animée, héritage de la modernité, nous empêche de nous sentir intimement lié.e.s à cette dernière. Il nous incite plutôt à la réifier, dans un rapport d’extériorité instrumentale, et avant tout à passer sous silence de nombreuses voix qui pourraient nous aider à nous en tenir compte autrement.
Cette distanciation se trouve à la base de la construction des villes depuis l’aube des temps (pour se mettre à l'abri des dangers de la nature sauvage), et a été exaspérée par la révolution industrielle, durant laquelle l'émergence des considérations hygiénistes a poussé à éliminer tout élément vivant de nos villes (de l’eau aux bactéries, des rats au bétail). La régulation et la gestion de l'aménagement des villes par l'urbanisme est donc historiquement tributaire de cette distanciation entre humains et non humains, qui, aussi pertinente et légitime qu'elle fût en son temps, pourrait aujourd'hui avoir perdu cette raison d'être.
Miser sur une reconfiguration entre humains et non-humains pour tenter de répondre à la crise environnementale est un pari loin d’être gagné d’avance. L’entreprise, hasardeuse sans doute, nous semble pourtant urgente pour suturer la coupure moderne qui nous tient à l'écart des entités qui contribuent à rendre la planète habitable. En effet, la survie des humains est aujourd’hui, plus que jamais, intrinsèquement liée aux actions de non-humains. Un monde habitable et des villes résilientes ne peut se penser sans tout ce qui fait monde avec nous, nous permettant de nous « écologiser » dans le sens que l’écologie ne sera plus l’extérieur sans lien avec nous, mais là où l’on respire (Giovanna Di Chiro, 2014), là où l’on se bat pour rendre possibles des modes d’existence à réinventer, là où on se renoue avec ce dont nous avons été séparés et on régénère ce que cette séparation a empoisonné.
L’unité pédagogique ambitionne de mettre en avant une vision complexe de l’environnement, du milieu, de l’Umwelt. Pour nous, ces mots renvoient tous à des notions similaires, à l’espace qui nous entoure. L’architecture a toujours joué un rôle de médiation entre les habitants potentiels et l’espace autour d’eux. L’architecture aide à qualifier cette immensité, à lui donner une adresse : ce lieu et aucun autre, ce lieu d’habitation. Dans le monde biologique non-humain, on parle d’habitat ou de biotope. Ces termes reconnaissent que même en l’absence d’une architecture propre, habiter signifie développer des relations avec d’autres êtres biologiques (plantes, animaux, champignons, micro-organismes, etc.), construire une communauté, « to build kin » selon les mots de Donna Haraway (et pas seulement des espaces). Il est temps de donner une nouvelle vie à cet environnement et de le comprendre et mobiliser dans nos architectures en d’autres termes que comme un arrière-plan.
DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
Cette année 2021-22, notre travail a été articulé autour de deux partenariats avec l’atelier. Le premier est avec le projet de recherche appliquée cocreate financé par Innoviris « SUPER TERRAM », une collaboration entre le BRAL, notre faculté d’architecture et le bureau d'études 51N4E. Ce projet cherche à placer le sol, un des écosystèmes les plus complexes et l'un des habitats les plus diversifiés sur Terre, qui serait déchiqueté chaque fois que l’on y creuse, au cœur des processus d’adaptation résiliente des villes. La deuxième collaboration est avec l'Université de Daegu en Corée du Sud (Faculté d'Ingénierie, Division du Paysage Urbain), et elle a constitué une occasion unique d'aborder cette ville lointaine, situé sur des coordonnées physiques et culturelles très éloignées des nôtres, tout en s’appuyant sur des questions projectuelles qui avaient été identifiées durant le premier quadrimestre. Cet éloignement n’a pas été une excuse pour rester dans l'ignorance et proposer des interventions qui laisseraient de côté les défis locaux. Au contraire, il nous a permis de réfléchir sur le fait que pour tout projet d’architecture, proche ou lointain, il en faut créer ses conditions d'existence. Autrement dit, tout projet vient avec son monde.
Il y a une autre chose qui est commune aux deux sites : le fait de travailler le long d'un corridor ferroviaire, d'une ligne qui, comme la L1 en Belgique reliant Bruxelles et Anvers (1835), est la plus ancienne du pays. Nous nous référons à la ligne Gyeongbu, reliant Séoul et Busan (1905). À la fin du voyage, nous souhaitons pouvoir dire que déménager en Corée nous a permis de « regarder à travers le miroir », c'est-à-dire qu'il a rendu nos certitudes antérieures peu familières et très différentes de ce à quoi nous nous attendions.
Afin d’accompagner et d’informer le travail des participants à l’atelier, deux webinars internationaux furent organisés avec le soutien de la Faculté. Le premier était consacré aux qualités multidimensionnelles du sol, « Soil Depths » (21-25/09/2021, https://soildepths.ulb.be/), et le second à la Corée du Sud, l'un des pays à la croissance la plus rapide au monde, transformant une grande partie des rizières et des champs agricoles du début du XXe siècle en paysages urbains massifs faits de bâtiments monolithiques et d'un réseau dense d'infrastructures, sous le nom de « Corée du Sud : dans un autre pays » (02-03/2022, bientôt disponible dans le canal YouTube de la faculté).
UN - Urban Nature
Benoit Burquel, Nadia Casabella, Lisa Raport, Uri Wegman
« (…) Comment une culture aussi instruite que la nôtre peut-elle être si inconsciente, si téméraire, dans ses relations avec la terre animée ? » (Isabelle Stengers, 2012)
Cette question nous interpelle particulièrement dans ce moment de crise climatique, pandémique, économique, mais avant tout, onto-épistémologique qui nous secoue. Ne serions-nous pas en train de renforcer une configuration incorrecte, intenable entre les humains et tous les autres habitant.e.s de la planète ?
Le mérite de la notion d’Anthropocène (nouvelle époque géologique, définie par une perturbation humaine sans précédent des écosystèmes de la terre) est de rendre aujourd’hui visible que nous sommes inextricablement liés aux autres habitant.e.s, humains et non-humains. Pourtant, le « grand partage » entre humains et la terre animée, héritage de la modernité, nous empêche de nous sentir intimement lié.e.s à cette dernière. Il nous incite plutôt à la réifier, dans un rapport d’extériorité instrumentale, et avant tout à passer sous silence de nombreuses voix qui pourraient nous aider à nous en tenir compte autrement.
Cette distanciation se trouve à la base de la construction des villes depuis l’aube des temps (pour se mettre à l'abri des dangers de la nature sauvage), et a été exaspérée par la révolution industrielle, durant laquelle l'émergence des considérations hygiénistes a poussé à éliminer tout élément vivant de nos villes (de l’eau aux bactéries, des rats au bétail). La régulation et la gestion de l'aménagement des villes par l'urbanisme est donc historiquement tributaire de cette distanciation entre humains et non humains, qui, aussi pertinente et légitime qu'elle fût en son temps, pourrait aujourd'hui avoir perdu cette raison d'être.
Miser sur une reconfiguration entre humains et non-humains pour tenter de répondre à la crise environnementale est un pari loin d’être gagné d’avance. L’entreprise, hasardeuse sans doute, nous semble pourtant urgente pour suturer la coupure moderne qui nous tient à l'écart des entités qui contribuent à rendre la planète habitable. En effet, la survie des humains est aujourd’hui, plus que jamais, intrinsèquement liée aux actions de non-humains. Un monde habitable et des villes résilientes ne peut se penser sans tout ce qui fait monde avec nous, nous permettant de nous « écologiser » dans le sens que l’écologie ne sera plus l’extérieur sans lien avec nous, mais là où l’on respire (Giovanna Di Chiro, 2014), là où l’on se bat pour rendre possibles des modes d’existence à réinventer, là où on se renoue avec ce dont nous avons été séparés et on régénère ce que cette séparation a empoisonné.
L’unité pédagogique ambitionne de mettre en avant une vision complexe de l’environnement, du milieu, de l’Umwelt. Pour nous, ces mots renvoient tous à des notions similaires, à l’espace qui nous entoure. L’architecture a toujours joué un rôle de médiation entre les habitants potentiels et l’espace autour d’eux. L’architecture aide à qualifier cette immensité, à lui donner une adresse : ce lieu et aucun autre, ce lieu d’habitation. Dans le monde biologique non-humain, on parle d’habitat ou de biotope. Ces termes reconnaissent que même en l’absence d’une architecture propre, habiter signifie développer des relations avec d’autres êtres biologiques (plantes, animaux, champignons, micro-organismes, etc.), construire une communauté, « to build kin » selon les mots de Donna Haraway (et pas seulement des espaces). Il est temps de donner une nouvelle vie à cet environnement et de le comprendre et mobiliser dans nos architectures en d’autres termes que comme un arrière-plan.
DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
Cette année 2021-22, notre travail a été articulé autour de deux partenariats avec l’atelier. Le premier est avec le projet de recherche appliquée cocreate financé par Innoviris « SUPER TERRAM », une collaboration entre le BRAL, notre faculté d’architecture et le bureau d'études 51N4E. Ce projet cherche à placer le sol, un des écosystèmes les plus complexes et l'un des habitats les plus diversifiés sur Terre, qui serait déchiqueté chaque fois que l’on y creuse, au cœur des processus d’adaptation résiliente des villes. La deuxième collaboration est avec l'Université de Daegu en Corée du Sud (Faculté d'Ingénierie, Division du Paysage Urbain), et elle a constitué une occasion unique d'aborder cette ville lointaine, situé sur des coordonnées physiques et culturelles très éloignées des nôtres, tout en s’appuyant sur des questions projectuelles qui avaient été identifiées durant le premier quadrimestre. Cet éloignement n’a pas été une excuse pour rester dans l'ignorance et proposer des interventions qui laisseraient de côté les défis locaux. Au contraire, il nous a permis de réfléchir sur le fait que pour tout projet d’architecture, proche ou lointain, il en faut créer ses conditions d'existence. Autrement dit, tout projet vient avec son monde.
Il y a une autre chose qui est commune aux deux sites : le fait de travailler le long d'un corridor ferroviaire, d'une ligne qui, comme la L1 en Belgique reliant Bruxelles et Anvers (1835), est la plus ancienne du pays. Nous nous référons à la ligne Gyeongbu, reliant Séoul et Busan (1905). À la fin du voyage, nous souhaitons pouvoir dire que déménager en Corée nous a permis de « regarder à travers le miroir », c'est-à-dire qu'il a rendu nos certitudes antérieures peu familières et très différentes de ce à quoi nous nous attendions.
Afin d’accompagner et d’informer le travail des participants à l’atelier, deux webinars internationaux furent organisés avec le soutien de la Faculté. Le premier était consacré aux qualités multidimensionnelles du sol, « Soil Depths » (21-25/09/2021, https://soildepths.ulb.be/), et le second à la Corée du Sud, l'un des pays à la croissance la plus rapide au monde, transformant une grande partie des rizières et des champs agricoles du début du XXe siècle en paysages urbains massifs faits de bâtiments monolithiques et d'un réseau dense d'infrastructures, sous le nom de « Corée du Sud : dans un autre pays » (02-03/2022, bientôt disponible dans le canal YouTube de la faculté).